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Horizons

M. Pech : "Deux idées reçues hantent l'imaginaire sociopolitique français"
LE MONDE | 13.04.04 | 13h31

Deux idées reçues hantent l'imaginaire sociopolitique français depuis quelques années. La première suggère que l'électorat deviendrait de plus en plus volatil : les positions sociales des électeurs, en particulier, n'éclaireraient plus leur comportement électoral ; le citoyen ne voterait plus selon sa classe, son travail, son revenu, mais à sa guise, selon l'un de ces critères, ou plusieurs, ou aucun, ou d'autres. La seconde souligne que les "couches populaires" ou encore la "France d'en bas" se seraient progressivement éloignées d'une gauche lointaine ou "gentrifiée" pour aller gonfler les voiles de l'extrême droite et de l'abstention.

Ces positions s'excluent mutuellement. L'une suggère que le social ne serait plus qu'un paquet d'individualités dispersées et capricieuses, l'autre pointe au contraire une forte détermination collective identifiée à un ensemble de frustrations et d'attentes déçues : le "peuple", celui des "petits", des "oubliés". Ce sont donc deux regards sur la société qui s'affrontent, chacun prélevant à la surface de la réalité électorale les arguments qui lui sont le plus favorables : les premiers mettent en avant les virages à 180 degrés de pans entiers de l'électorat d'une consultation sur l'autre, tandis que les seconds convoquent les sondages "sortie des urnes" pour souligner la lente migration idéologique et culturelle du salariat modeste.

Le scrutin du 21 mars 2004 montre l'extrême fragilité de ces interprétations. Les couches populaires y ont massivement voté pour la gauche (dont le score national dépasse 50 % des suffrages exprimés) tout en continuant à donner massivement leurs voix à l'abstention et au FN (dont les scores cumulés dépassent 47 % des inscrits). Où est donc la France d'en bas ? Comment comprendre cette double orientation ? Les tenants de la thèse "volatiliste" peuvent se frotter les mains : comparés aux résultats du 21 avril 2002, ces retournements a priori irrationnels semblent apporter de l'eau à leur moulin. Mais ils auraient tort de se réjouir trop vite, car une troisième hypothèse reste ouverte, quoique peu fréquentée et idéologiquement moins simple à exploiter : et si les grandes catégories à travers lesquelles nous tentons de comprendre les choses n'étaient pas les bonnes ? Et si les ouvriers qui votent à gauche et ceux qui votent FN ou qui s'abstiennent n'étaient tout simplement pas les mêmes ?

A partir d'un décryptage des votes du 21 mars distribués par commune et rapprochés de la structure sociale de ces mêmes communes, l'enquête présentée ici fait l'hypothèse qu'en recourant à une grille de lecture plus précise (par fraction de classe ou par secteur d'activité) on peut tout à fait restituer au vote une cohérence sociale. Cette enquête suggère en effet un nouveau regard sur le social en général, et sur le salariat modeste et les classes moyennes en particulier. Ceux-ci s'organisent désormais le long de clivages dont les grandes catégories socioprofessionnelles peinent à rendre compte : forte ou faible exposition aux forces de marché, éloignement ou proximité de l'Etat, petite ou grande entreprise...

Si une dualisation de la société française doit être soulignée, elle ne passe pas seulement entre les couches populaires et les "élites", mais d'abord et surtout, à l'intérieur même des couches populaires et des classes moyennes, entre ceux dont la position sociale est relativement pérenne et qui peuvent se projeter dans l'avenir, et ceux qui, fortement exposés à différentes formes d'insécurité, rejettent la société qui s'élabore et restent dramatiquement otages du présent.

Comme le 21 avril 2002 avait dissipé certaines illusions, le 21 mars 2004 emporte avec lui son lot d'images désuètes. Car la lecture individualiste comme la lecture populaire auront été des constructions à longue portée politique. La première aura dangereusement dispensé bien des responsables de faire leur travail de figuration des conditions sociales en formation. La seconde aura convolé quelque temps avec une mode néopopuliste à déclinaisons multiples.

Aujourd'hui, c'est tout le lexique à travers lequel nous nous racontons la société qu'il faut réexaminer. Ceux qui, ces dernières années, auront misé sur le "peuple" contre les "bobos", sur le "bas" contre le "haut" ou sur Romorantin contre Paris doivent se rendre à l'évidence : notre société est plus complexe qu'ils ne le pensaient, et elle n'en est pas pour autant moins injuste. Il faut, pour la comprendre, rouvrir patiemment de vieux chantiers : étudier les mutations du capitalisme et les relations d'emploi qu'il institue, et tenter de figurer les conditions de ceux qu'il fait travailler ou qu'il congédie.

Thierry Pech

Thierry Pech est le secrétaire général de la République des Idées.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.04.04